Comme tous les mots d'usage courant dans la polémique politique – songeons à libéralisme, ou bien encore à populisme –, celui de social-démocratie est aujourd'hui usé, galvaudé, dénaturé, jusqu'à l'insignifiance. Il a suffi que, lors de sa dernière conférence de presse, François Hollande s'en réclame – quel scoop ! – pour que la machine à commentaires démarre au quart de tour. Pensez donc ! Nous avions un président social-démocrate et nous ne le savions pas…
Il faut recourir à l'Histoire, comme à l'ordinaire, pour y voir un peu plus clair. A l'origine, la social-démocratie désignait l'aile gauche du socialisme allemand, qui se réclamait de Marx et de la IIe Internationale. Son programme, d'inspiration marxiste, comprenait des concessions importantes aux lasalliens et fit l'objet de critiques de Marx restées célèbres. C'est ce programme qui fut fondamentalement révisé après la seconde guerre mondiale à Bad Godesberg, en 1959 : adhésion à l'économie de marché ; volonté de s'adresser au peuple tout entier et non à la seule classe ouvrière.
On notera au passage que la toponymie symbolique du socialisme international est tout entière allemande : Eisenach ou la radicalité, Gotha ou l'unité, Bad Godesberg ou la révision sont des figures classiques. Dans l'univers socialiste, l'Allemagne a presque toujours été la règle et la France l'exception. Et faut-il rappeler que, jusqu'en 1918, c'est-à-dire au-delà de la Révolution, Lénine adhérait à un parti social-démocrate en Russie ?
A partir de la fin du XIXe siècle, la social-démocratie désigne, à la notable exception de la France, un mode d'organisation du socialisme européen, fondé sur un triple pilier : le parti, le syndicat, la coopérative. Toute la vie de l'ouvrier se déploie dans cet univers bien réglé. Il est censé adhérer au parti, militer au syndicat, acheter à la coopérative. Ainsi se constitue à l'intérieur du monde capitaliste une contre-culture sociale-démocrate fondée sur un recrutement massif et la priorité donnée à l'action politique légale, dans le cadre des élections et de la représentation ouvrière.
Parti et syndicat y sont les deux faces d'un même mouvement ouvrier. Depuis l'apparition du mouvement communiste au lendemain de la première guerre mondiale, la social-démocratie désigne les socialistes qui ont refusé de rallier Moscou et la IIIe Internationale. La polémique lancée par Lénine contre ces «renégats» a fait rage, et le mot, en France notamment, a pris à l'extrême gauche un sens péjoratif, ou tout au moins condescendant. Le social-démocrate porte en lui le gène de la trahison, comme la coccinelle celui du nombre de points sur sa carapace. C'est un «social-traître», un «social-fasciste», bien qu'historiquement, ce soient les communistes allemands, non les sociaux-démocrates, qui, par leur sectarisme, ont fait la courte échelle à Hitler.
Plus sérieusement, ce sont les pays scandinaves qui, dans l'entre-deux-guerres, ont remodelé la pensée sociale-démocrate, en renonçant au renversement révolutionnaire du capitalisme, en portant la protection des travailleurs à un niveau jamais atteint nulle part, et en refondant la politique socialiste sur les bases d'un compromis permanent entre l'Etat, le patronat et les organisations ouvrières. Pour l'extrême gauche révolutionnaire, il porte la tare originelle de n'avoir pas été acquis par la violence.
Et la France ? La France est, dans le concert européen, une exception. Au sens numéro deux, elle n'a jamais été sociale-démocrate et ne le sera jamais ; au sens numéro trois, elle l'est depuis le début du XXe siècle. Pourquoi ? Parce que partis et syndicats ne sont jamais parvenus à se constituer en organisations de masse, sauf lors de brèves éruptions ouvrières comme en 1936, en 1945, voire en 1968.
Le Parti socialiste français, à direction presque exclusivement bourgeoise, sans représentation ouvrière réelle, est à saute-mouton par-dessus la social-démocratie : plus à gauche politiquement, plus à droite socialement. Seul le Parti communiste français a réussi, pour un bref laps de temps, à se constituer en contre-société à l'intérieur du monde capitaliste.
De plus, la social-démocratie suppose un parti unique, ou largement dominant à l'intérieur de la gauche. Or, le succès du communisme en France a rendu impossible cette condition presque tout au long du XXe siècle.
Enfin, parti et syndicat ne vivent pas en symbiose comme en Allemagne, en Autriche, en Belgique et en Grande-Bretagne sous le nom de travaillisme. Depuis la charte d'Amiens (1906), ils vivent dans l'indépendance réciproque, la méfiance, parfois la concurrence. Non, il n'y a pas de structure sociale-démocrate en France.
A cette situation, deux causes principales : le retard économique français qui, pendant la première moitié du XXe siècle, a empêché l'affirmation de la grande industrie ; l'héritage politique de la Révolution française, qui a substitué au schéma classe contre classe la figure du Front populaire, c'est-à-dire l'alliance du prolétariat avec la bourgeoisie progressiste.
Or, ce sont ces deux mêmes causes qui ont favorisé l'affirmation du réformisme à l'intérieur du mouvement ouvrier français. Depuis Hollande ? Vous plaisantez. C'est Jaurès qui, au congrès de la IIe Internationale à Amsterdam (1904), défend contre Bebel la participation du socialiste Millerand au gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau (1899-1902) au nom du continuum de la révolution française ; et le même Jaurès qui affirme contre Guesde que le socialisme sera le prolongement de la démocratie ; c'est Blum qui, en 1920, à Tours, défend contre les partisans de l'adhésion à la IIIe Internationale le même schéma et les valeurs de liberté ; c'est Mitterrand qui, arrivé au pouvoir, proclame, à partir de 1983, la légitimité du profit capitaliste ; c'est Rocard qui, dans sa phase autogestionnaire, souligne l'importance du développement autonome de la société par rapport au volontarisme politique et partisan ; c'est Jospin qui accepte une économie de marché en refusant une société de marché.
La droite française ne cesse de déplorer l'absence en France d'un Bad Godesberg, c'est-à-dire d'une conversion des socialistes français au réformisme, mais l'histoire du socialisme français dit le contraire : c'est un Bad Godesberg permanent.
Et maintenant ? Certes, il existe toujours une opposition d'extrême gauche qui se réclame des valeurs révolutionnaires, sinon de la Révolution elle-même. Mais elle ne paraît plus capable de créer une dynamique. C'est un satellite géostationnaire qui gravite autour de la planète sociale-démocrate, plus étatiste, plus volontariste, plus fort en gueule. Mais rien d'autre.
De plus, les problèmes ont changé de nature. Les plus hardis des socialistes français ne sont plus des révolutionnaires, ni même des nationalisateurs : ce sont des keynésiens à tous crins, qui préconisent, à l'intérieur de l'économie de marché, le primat de la demande sur l'offre, et la solution des problèmes français par l'inflation. L'alternative n'est plus Marx contre Adam Smith, mais Keynes contre Milton Friedman.
Bobos contre populistes, écolos contre industrialistes : tout cela fait au total d'excellents sociaux-démocrates. Mais le peuple, lui, a quitté la scène ; il est ailleurs, très loin parfois ; et c'est là le problème commun aux uns et aux autres.