L’aggravation de la crise et les promesses de rigueur de François Hollande pour 2013 comme pour 2014 inquiètent de plus en plus les députés et sénateurs de gauche. Bien au-delà du Front de gauche, des écologistes ou de l’aile gauche du parti socialiste, la nervosité a gagné la plupart des parlementaires.
Mediapart -28 février 2013 | Par Lénaïg Bredoux
La scène se déroule à l’Assemblée, lors de la réunion du groupe socialiste, le 19 février. François Hollande est à Athènes, dévastée par l’austérité, et Jean-Marc Ayrault devant ses députés. Le gouvernement vient de confirmer que l’objectif d’un déficit de 3% du produit intérieur brut ne sera pas atteint cette année. Les parlementaires sont fébriles. «On s’attendait tous à un autre tour de vis… On a soupiré d’aise quand Jean-Marc Ayrault a dit qu’il n’était pas là pour annoncer un deuxième plan de rigueur», raconte un participant.
Mais la réunion est «un peu surréaliste». Le premier ministre semble «lessivé», «explosé», «accablé par la situation», selon plusieurs témoins. «Habituellement, il vient ressouder ses troupes. Mais là, on a eu parfois le sentiment que c’était lui qui venait chercher du soutien», dit l’un d’eux.
Le président de la République, s’il renonce à l’objectif d’un déficit de 3% cette année, a confirmé samedi, depuis le salon de l’agriculture, que le prochain budget serait au moins aussi austère que le précédent, qu’il faudra faire des «économies dans tous les budgets» et que l’inversion de la courbe du chômage, promise pour 2013, aurait plutôt lieu l’an prochain. Les retraites seront réformées, ainsi que les allocations familiales. Mais François Hollande n’a livré aucun détail, prêtant le flanc aux accusations de flou ou de navigation à vue (lire le parti pris de Laurent Mauduit), qui contamine à nouveau une partie de sa majorité, bien au-delà des rangs du Front de gauche, des écologistes ou de l’aile gauche du PS.
«C’est la première fois que la gauche arrive au pouvoir sans pouvoir redistribuer. Le contexte est très difficile. D’autant que persiste l’incertitude sur la durée des efforts qu’il faudra faire. Deux ans ? Trois ? Cinq ?» explique Thierry Mandon, porte-parole du groupe socialiste à l’Assemblée. Défenseur de la politique du gouvernement et pourfendeur des théoriciens du «virage» de l’exécutif, il juge néanmoins que la gauche au pouvoir en est à son «épreuve de vérité». «La vérité du moment, ce n’est pas celle d’un basculement. Mais on est au pied du mur. On a choisi une ligne obligeant à des économies très importantes, maintenant il faut les trouver», estime le député.
Proche de Martine Aubry, son collègue Christian Paul, juge lui aussi qu’on «entre dans une période charnière». «Il y a une vraie attente d’innovation et pas seulement de pilotage budgétaire. On est dans un moment où chacun retient son souffle. Soit on continue à faire du cost-killing avec une croissance quasi nulle et une perspective qui va devenir intenable. Soit on parvient à faire converger nos voix parlementaires pour innover sur la politique de croissance.»
Face à un exécutif que beaucoup jugent affaibli, les parlementaires se sentent (un peu) pousser des ailes. Au Sénat, ils viennent de contraindre Matignon, qui y était hostile, à voter, amendée, la proposition de loi du Front de gauche sur l’amnistie des syndicalistes (lire notre article). À l’Assemblée, ils ont parfois mis en minorité le ministre de l’économie Pierre Moscovici pour arracher quelques amendements à une loi bancaire qu’ils jugeaient majoritairement trop timorée. En “off”, plusieurs députés ne se privent pas pour critiquer la future loi traduisant l’accord sur la sécurisation de l’emploi (ANI) négocié par trois syndicats et le patronat.
« On a un vrai souci de storytelling »
Comme l’été dernier, la majorité entonne aussi le refrain d’un «manque de visibilité», voire de «vision» de l’exécutif. Encore une fois, c’est la mauvaise communication supposée de l’exécutif qui agace les parlementaires, toutes sensibilités confondues. «Il nous manque probablement des axes d’action et des thématiques donnant des perspectives en dehors du serrage de vis budgétaire», dit Thierry Mandon, le porte-parole du groupe socialiste à l’Assemblée.
Même un des animateurs des “hollandais” à l’Assemblée, Laurent Grandguillaume, s’inquiète d’une trop grande profusion de textes sans ligne directrice : «Il faut faire attention à ne pas multiplier tous azimuts les décisions et prendre le temps d’expliquer ce qu’on fait sur le terrain. Tout le monde est convaincu qu’il faut redresser les finances publiques, mais ce n’est pas la peine d’insister seulement là-dessus. Pour rouvrir l’espérance, il faut montrer aussi toutes les actions positives…»
«Il faut construire un cap, il faut le vendre et l’expliquer. On a un vrai souci de storytelling. C’est un talent qu’on n’a pas», peste aussi le député pro-Montebourg Arnaud Leroy, quand le partisan de la “gauche populaire” Philippe Doucet parle de «demande de sens». À la gauche du PS, Olivier Dussopt dit qu’il «faut pouvoir avoir un débat et trancher». «Il ne faut pas être face à un bol tiède…», sourit-il, reprenant, à son corps défendant, une expression utilisée par Jean-Luc Mélenchon au lendemain de la primaire socialiste.
La majorité serait-elle au bord de la rupture ? Pas encore, jurent en chœur l’Élysée et les députés socialistes. Si elle est déjà consommée avec Jean-Luc Mélenchon, si les tensions sont vives avec les écologistes et les désaccords patents avec l’aile gauche du PS, la plupart des parlementaires PS ne sont pas prêts à lancer une fronde contre un pouvoir à qui ils doivent, pour la plupart, leur élection.
«Il y a aujourd’hui, dans la majorité, une interrogation qui va bien au-delà de la gauche du PS, parce que les gens sont socialistes ! Il faut dire aujourd’hui quel est le chemin et en débattre. On ne peut pas se sortir de manière tactique de questions stratégiques…», explique Guillaume Balas, secrétaire général du courant de Benoît Hamon, “Un monde d’avance”. Avant d’ajouter : «François Hollande a toute ma confiance, mais il doit écouter de tous les côtés.»
«La politique choisie demande des efforts à tout le monde, y compris aux parlementaires quand ils la votent, mais il n’y a pas de risque de rupture à court terme. Le désaccord à gauche est figé depuis le début du quinquennat», estime de son côté le député Thierry Mandon, soutien de Montebourg lors de la primaire socialiste. La plupart des parlementaires expliquent d’ailleurs que, dans leurs circonscriptions, les électeurs ne sont pas en colère contre François Hollande.
«Les citoyens sont conscients des réalités et ils veulent qu’on continue à réduire la dette», estime le député Laurent Grandguillaume, proche du chef de l’État. Les Français «ont compris que l’élection n’a pas permis de délocaliser l’Élysée à Lourdes et de faire des miracles», dit aussi le sénateur du Puy-de-Dôme, Alain Néri. Mais «s’ils sont prêts à faire des efforts, c’est à condition qu’ils soient équitablement partagés».
Dans ce contexte, si les partisans de la ligne sociale-démocrate de Hollande veulent croire que les mesures déjà actées, comme le pacte de compétitivité, les emplois d’avenir et les contrats de génération, suffiront à inverser la conjoncture, «le groupe parlementaire n’est pas social-libéral et le fait savoir», sourit un député. Encore plus depuis les résultats des élections italiennes. «Cela a dû ouvrir les yeux de quelques-uns !» dit une de ses camarades, avec Bercy dans son viseur. «Il y a une dérive gestionnaire. Il ne faut pas se mettre sous la contrainte de la technostructure de Bercy : les gouvernements passent, elle reste. Sinon, on finit avec Mario Monti !» peste aussi le député Philippe Doucet, animateur du courant de la "gauche populaire", composé d’anciens strauss-kahniens.
Une grande réforme fiscale ?
Plusieurs élus reprennent la même image, celui du malade qui «meurt guéri», popularisée par l’économiste Keynes, pour dénoncer l’effet récessif de coupes budgétaires trop violentes. «On est d’accord pour faire des efforts, mais il faut faire de l’investissement. Et si on a bien conscience que les marges de manœuvre sont étroites, les interrogations sur ce qu’on fait de ces marges commencent à monter», estime la sénatrice PS Laurence Rossignol, membre du club "gauche durable", qui rassemble surtout les proches de Martine Aubry. «Il ne faut pas être dans une vision totalement malthusienne», dit aussi Thierry Mandon, porte-parole du groupe socialiste.
Député des Français de l’étranger, établi à Lisbonne, Arnaud Leroy voit au quotidien l’effet des cures d’austérité imposées à l’Espagne et au Portugal. «Quand on casse les ressorts, on ne rebondit plus, dit ce proche d’Arnaud Montebourg. J’ai peur qu’on refasse la même erreur.» Il a toujours «confiance dans la finesse politique et économique de François Hollande», mais admet : «Entre la ligne de sérieux budgétaire et la rigueur, on est sur une ligne de crête.»
Pour y échapper, nombre de parlementaires veulent des «marqueurs de gauche», parmi lesquels la fameuse réforme fiscale promise par François Hollande pendant la campagne tient une place de choix (voir aussi le cas de la loi sur l’amnistie). En janvier, sur France 2, le ministre du budget Jérôme Cahuzac avait pourtant juré devant Jean-Luc Mélenchon qu’elle était achevée. «Non, l’engagement 14 est toujours d’actualité», martèle Philippe Doucet. Il prévoit une «grande réforme permettant la fusion à terme de l’impôt sur le revenu et de la CSG». «Il faut faire attention aux classes populaires sur qui pèsent les difficultés de la crise. On veut le redressement, mais une rigueur juste et transparente et un vaste plan de lutte contre la fraude fiscale», ajoute Doucet.
D’autres insistent sur la nécessaire réorientation de l’Europe et reprennent le raisonnement maintes fois développé par François Hollande : puisque les États, étranglés par leur dette, ne peuvent plus faire de politiques de relance sans craindre les foudres de Bruxelles et des marchés financiers, c’est à l’Europe de prendre le relais. C’était déjà l’idée du pacte de croissance du président de la République négocié en juin à Bruxelles, mais dont il a dû admettre lui-même à Athènes, la semaine dernière, qu’il tardait trop à se mettre en œuvre.
«Il faut conserver ce cap, insiste le député Olivier Faure, très proche de Jean-Marc Ayrault. Il manque toujours le volet croissance au niveau européen. Le pacte négocié par le président a limité la casse, mais on aurait besoin d’un gouvernement de gauche en Italie et en Allemagne.» De ce point de vue, le scrutin italien n’a qu’à moitié réjoui François Hollande, qui reste paralysé dans l’attente des législatives allemandes.
«On va rester dans le flou jusqu’aux élections allemandes, où il faut espérer que Merkel sera obligée d’adoucir son discours et d’arrêter la purge sociale. Le résultat de Mario Monti en Italie montre que le soutien à la rigueur pèse en dessous de 10%. En France, il faut que le pouvoir comprenne qu’on a déjà touché l’os en matière de réduction de dépenses, surtout avec des députés très marqués par le vote du dernier budget», estime aussi le député breton Gwenegan Bui, proche de Marylise Lebranchu. «Il faut faire pression sur l’Europe. Sinon on attend un Berlusconi dans chaque État», insiste Olivier Faure, l’ancien conseiller à Matignon.
D’ici là, François Hollande réfléchit depuis plusieurs semaines à se prêter à un entretien télévisé – «sans doute, mais plus tard», confirme un conseiller – et le gouvernement va lancer une campagne de communication pour vanter les mérites de ses mesures.