Circulez, il n'y a rien à voir. Laissez nous faire nos petites affaires tranquillement, et ne venez donc pas "politiser" le débat. Parce que la politisation, c'est vilain ! C'est en substance ce que nous dit Hermann Van Rompuy, l'inexistant président permanent du Conseil européen, issu du PPE.
Maxime Lonlas
Le 10 octobre 2013, lors d'un débat sur l'avenir de l'UE, il a même déclaré : "Vous ne devez pas chercher de solutions quand il n'y a pas de problème. Rechercher des "visages" pour guider l'UE n'est pas une solution". Heureusement, Hermann a une influence sur le processus électoral en cours dans l'Union tout à fait proportionnelle à son image dans la plupart des Etats européens : inexistante. Bref, on a envie de lui répondre qu'il peut en effet circuler, et nous laisser un peu nous, citoyens européens, politiser le débat.
Les conservateurs européens à reculons
A l'origine de cette déclaration de l'ectoplasmique président du Conseil, il y a bien sûr l'investiture de l'Allemand Martin Schulz par le Parti Socialiste Européen en novembre 2013 pour briguer la présidence de la Commission européenne. En cascade, toutes les autres grandes formations européennes ont été obligées de suivre : la gauche européenne a désigné en décembre Alexis Tsipras, leader du parti grec Siriza ; puis les libéraux ont élu le Belge Guy Verhofstadt en janvier ; les Verts européens ont mis un peu de temps mais ont fini par trancher en faveur de Ska Keller, écologiste allemande, contre le Français José Bové ; le PPE enfin, a bien dû s'y mettre, mais vraiment à contrecœur, et a choisi Jean-Claude Juncker, ancien Premier ministre luxembourgeois.
Que les conservateurs européens du PPE choisissent pour candidat à la présidence de la commission un ancien Premier ministre de paradis fiscal n'est guère étonnant. Mais dans cette affaire, l'élément signifiant est que le PPE a dû suivre le mouvement. Il a dû accepter de se doter d'un candidat de sa couleur politique et d'aller à l'encontre de ce petit entre-soi européen (les "milieux autorisés", comme aurait dit Coluche) qui veut que le président de la Commission soit issu de savantes tractations sur lesquelles les citoyens n'ont aucune influence et que le Parlement européen doit valider sans trop discuter.
Certes, politiser le débat ne veut pas automatiquement dire "faire campagne". Juncker lui-même s'en abstient bien volontiers. Il ne faudrait pas que tout cela se voit trop. Il serait bien dommage que la dynamique politique nouvelle que souhaite incarner Schulz se mette à fonctionner... L'ancien Premier ministre luxembourgeois précise même dans une interview au journal Le Monde le 17 mars dernier : "Nous sommes d'accord sur de nombreux points [avec Martin Schulz]." Dans ces conditions, quel sens y a-t-il à faire campagne ?
L'UMP, qui ne compte que sur le rejet du PS pour l'emporter, ne fait d'ailleurs absolument rien pour soutenir son candidat. Divisée entre les fédéralistes tels Lamassoure et les anti comme Wauquiez, sans aucune ligne claire sur la question européenne, elle ne souhaite pas que d'autres paramètres viennent perturber le jeu. Après avoir échoué à soutenir Michel Barnier contre Juncker, Jean-François Copé et ses amis jouent la carte de la discrétion. Il faut dire que Juncker n'est pas un candidat affriolant pour les militants et sympathisants UMP : ambiance technocrate et austéritaire avec paradis fiscal en bonus, ce n'est pas tellement dans l'air du temps...
Bref, dans cette campagne européenne, le PPE et les conservateurs européens y vont, mais à reculons. Et le fait que l'Europe soit dirigée par une Commission marquée à droite depuis maintenant plus de dix ans avec un bilan bien peu fameux est une explication tout à fait incomplète. Car le véritable enjeu n'est pas celui de la seule élection qui vient : il est celui de l'équilibre des institutions européennes et de l'avenir démocratique de l'Union européenne, rien de moins.
Politiser le débat pour infléchir le processus démocratique
Un président de Commission qui se présente comme issu d'un camp politique, cela change tout. Ne soyons bien sûr pas dupes : Martin Schulz, s'il l'emporte, ne va pas s'inventer au lendemain du 25 mai une âme de de grand progressiste. Il reste un social-démocrate très mesuré. Dans l'immédiat, une victoire du PSE ne révolutionnerait pas l'UE, même si le positionnement contre l'austérité à l'échelle européenne et contre un euro fort est salutaire, notamment pour l'état du débat public sur ces questions.
Mais à long terme, cette inflexion du processus démocratique est essentielle. Elle est la condition sine qua non à un avenir politique de l'UE. Il ne s'agit pas d'une question d'incarnation de la politique européenne, d'avoir un visage à aimer ou à détester, mais de montrer qu'en Europe aussi, le débat politique est possible et plusieurs choix s'offrent aux citoyens. Un président de la Commission issu du camp qui remporte les élections européennes est un bon vecteur pour mettre fin à cette idée que la Commission doit être neutre, comme une sorte de représentante de l'intérêt général européen, au dessus du débat politique et des égoïsmes nationaux.
Car c'est bien comme cela qu'a été pensé la Commission durant les débuts de l'Europe communautaire: un organe détaché des débats partisans, permettant de réduire la défiance interétatique et d'adopter des stratégies dépassant les contingences nationales. Sauf que nous ne sommes plus aux débuts, justement, de l'Europe communautaire : l'UE, aujourd'hui, ce sont des milliers et des milliers de pages de règlements, de directives, de traités. C'est aussi et surtout un ensemble de règles économiques libérales, une politique monétaire et un encadrement extrêmement strict des politiques budgétaires des Etats. Cette Union européenne là, puissante dans son impact sur nos vies, ne peut plus rester en dehors du jeu démocratique.
L'équilibre actuel qui, selon le mot de Vivien Schmidt, consiste à avoir au niveau des Etats membres "la politique sans les politiques" ("politics without policies") et au niveau de l'UE "les politiques sans la politique" ("policies without politics") n'est plus tenable. Il n'est surtout plus acceptable ni accepté par les citoyens, depuis quelques années déjà : les Français ont rejeté le projet de Traité constitutionnel européen en 2005, de même que les Néerlandais. L'imposition d'un traité similaire au TCE par voie réglementaire n'a d'ailleurs en rien arrangé l'image anti-démocratique d'une Europe dont les compétences s'élargissent par ailleurs sans cesse.
Que Van Rompuy réduise cette nouveauté à une histoire de "visages" est d'ailleurs éminemment révélateur du combat mené par les forces conservatrices contre l'idée qu'en Europe, les citoyens pourraient peser directement sur les grandes orientations. Les citoyens ne seraient donc pas capables de voter en conscience sur des orientations idéologiques et des propositions politiques ? Ils ne mettraient un bulletin dans l'urne que pour la barbe bien taillée de Schulz où le côté bon vivant de Juncker ? Mépris révélateur s'il en est...
Qu'Angela Merkel refuse toujours de lier de manière organique le résultat des élections au Parlement européen et le candidat qui sera proposé à la présidence de la Commission est tout aussi révélateur : la si puissante cheffe du gouvernement allemand, accepter de s'en laisser compter par un président de la Commission qu'elle n'aura pas choisi ? On rêve...
"There is an alternative !"
Au fond, derrière cette extrême frilosité du camp conservateur européen à toute politisation du débat, il y a deux idées indissociables : le peuple est idiot, et on ne peut pas le laisser mettre son grain de sel dans les choses sérieuses; politiser le débat européen est inutile et dangereux car il n'y a qu'une seule "politique" réellement sérieuse, la politique libéralo-austéritaire actuelle. "There is no alternative", disait Mme Thatcher. Il ne faudrait surtout pas briser ce bel outil qu'est l'actuelle Union européenne pour les conservateurs du PPE : une formidable machine pour imposer aux peuples récalcitrants les mauvaises potions orthodoxes que leurs dirigeants nationaux ont du mal à leur faire avaler...
Martin Schulz et le PSE, en choisissant de présenter un candidat "coloré" politiquement à l'échelle européenne, ont donc jeté la première pierre d'un nouvel équilibre des pouvoir, d'une nouvelle architecture du débat européen, qui permettra à terme aux citoyens de s'en saisir, d'avoir le sentiment que leur vote est utile et qu'il peut peser sur la politique de l'Union. Ce ne sera surement pas pleinement le cas en 2014... Peut-être pas complètement non plus en 2019... Mais en 2024 et pour les élections suivantes ?
Car il ne faut pas sous-estimer l'importance historico-politique de ce type d'inflexions. Quand Philippe Auguste se présente pour la première fois comme Roi de France (Rex franciae) à la fin du XIIe siècle, il pose les bases embryonnaires d'une conscience nationale. C'est l'un des éléments qui permet cinq siècles plus tard au peuple de France, avec la conscience qu'il a d'être français en plus d'être bourguignon ou gascon, de prendre la Bastille et le pouvoir. Martin Schulz, en politisant volontairement le débat européen et en se présentant comme candidat d'un parti européen, permettra peut-être à un peuple européen, avec la conscience qu'il aura d'être européen sans toutefois oublier qu'il est aussi français, grec ou danois, de se saisir du pouvoir à l'échelle de l'Union. Ce ne sera peut-être pas une étape suffisante, mais elle est éminemment nécessaire.