Par Laurent Mauduit - Mediapart.fr
De prime abord, on pourrait penser que c'est un débat économique d'un parfait classicisme, mille fois rebattu, qui va se mener à l'Assemblée nationale, à partir de mercredi 7 janvier, à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances rectificative et du plan de relance. La droite y défendra une politique de l'offre, estimant que le combat contre la récession passe par des mesures massives de soutien aux entreprises; tandis que la gauche donnera la priorité à une politique de la demande, faisant valoir que le recul de la consommation nourrit celui de l'activité. Par sa profondeur, par sa gravité, la crise économique est donc inédite, mais cette controverse, elle, ne semble pas l'être.
Et pourtant si ! Le débat en jeu est beaucoup plus lourd qu'il n'y paraît. Car, en réalité, les mutations du capitalisme qui se sont opérées au cours de ces deux dernières décennies bouleversent radicalement les problématiques anciennes et invitent à réfléchir à des questions beaucoup plus larges que celle du seul pouvoir d'achat, à laquelle la gauche s'accroche; à des questions qui ont trait au fonctionnement même de ce capitalisme patrimonial, qui, parti des pays anglo-saxons, a submergé toute la planète.
Qu'il n'y ait pas de quiproquo. La gauche a, certes, de bonnes raisons de reprocher à Nicolas Sarkozy de faire la part bien belle aux entreprises dans le plan de relance, et d'avoir fait l'impasse, ou presque, sur la question décisive de la demande et du pouvoir d'achat.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Dans le flot des mesures prises par le chef de l'Etat, qui portent sur le montant considérable de 26 milliards d'euros sur deux ans – mais déjà partiellement engagé –, la grande majorité des dispositions concernent effectivement les entreprises ou l'investissement: 11,5 milliards d'euros d'avances de trésoreries; 10,5 milliards d'euros pour accélérer les investissements publics; ou encore 0,7 milliard pour alléger les charges patronales pour les petites entreprises. Et les salariés qui souffrent de la crise, tout particulièrement les salariés modestes, sont les parents pauvres du plan de relance. Tout juste une petite mesure, de portée d'abord symbolique, a-t-elle été concoctée, prévoyant d'accorder une prime de 200 euros aux futurs allocataires du Revenu de solidarité active (3,8 millions de foyers).
La promesse bafouée du pouvoir d'achat
Et cette politique économique déséquilibrée – tout ou presque pour les entreprises, sans qu'aucune réelle contrepartie ne leur soit demandée, et presque rien pour les ménages – ne doit évidemment rien au hasard. Car si depuis son accession à l'Elysée, Nicolas Sarkozy s'est fait parfois un malin plaisir à prendre des mesures ayant une résonance de gauche ou des accents de fort volontarisme, il a toujours, envers et contre tout, pratiqué la politique du moins-disant social. La politique salariale est de ce point de vue emblématique. Refusant de pratiquer le moindre coup de pouce en faveur du Smic, rejetant toute revalorisation des salaires publics, le chef de l'Etat a radicalement tourné le dos à sa principale promesse de campagne, qui était d'être, en cas de victoire, «le président du pouvoir d'achat».
Or, maintenant que la France s'enfonce dans la récession, cette promesse oubliée – ou plutôt bafouée – prend une très forte résonance. Car, il ne s'agit plus que d'une simple question démocratique: pourquoi le chef de l'Etat fait-il si peu de cas du respect de la parole donnée? La question se charge, de surcroît, d'un fort contenu économique: alors que la consommation a toujours été, en France, depuis plus de deux décennies, avec l'investissement, l'une des deux principales courroies d'entraînement du moteur de l'économie, pourquoi le gouvernement ne cherche-t-il pas à amortir, aussi sur ce front, l'onde de choc de la récession?
Il suffit d'ailleurs d'observer les derniers chiffres de l'Insee pour comprendre à quel point le gouvernement et l'Elysée conduisent une politique pour le moins bancale. Dans sa dernière note de conjoncture, publiée le 19 décembre 2008, l'institut pointait ainsi la spirale dépressive dans laquelle la consommation des ménages est entrée: en hausse de +2,5% en 2006 et en 2007, puis seulement +0,9% en 2008, elle devrait n'afficher qu'un acquis de croissance de 0,4% fin juin pour 2009. Si l'on prend en compte les évolutions en glissement, la tendance est encore plus préoccupante : -0,1% au 1er trimestre, 0% au 2ème, 0,2% au 3ème, 0,1% au 4ème ; puis, en 2009, 0% au 1er trimestre et 0,3% au 2ème trimestre.
«Un plan de relance keynésien pour les riches»
Or, si la consommation était à ce point en berne, bien avant d'ailleurs que la crise économique mondiale ne soit devenue aiguë, c'est que le pouvoir d'achat des ménages s'est lui-même effondré. En très forte hausse en 2006 (+2,6%) et plus encore en 2007 (+3,3%), le pouvoir d'achat ne devrait progresser que de 1,1% en 2008. Mais, si l'on ne retient que le seconde semestre de 2008, l'évolution est encore plus préoccupante: 0%. Là encore, c'est la grande panne. Une panne encore plus spectaculaire qu'il n'y paraît. Car, si l'on neutralise l'évolution de la population active pour ne prendre en compte que le pouvoir d'achat par unité de consommation (c'est-à-dire le pouvoir d'achat réellement ressenti par les ménages), la chute est encore plus brutale : +0,2% en 2008 après +2,4% en 2007. Pis que cela! Par ménage, l'évolution serait encore plus inquiétante : -0,2% en 2008, après +2% en 2007.
La gauche a donc de bonnes raisons de souligner que le plan de relance de Nicolas Sarkozy est déséquilibré. Selon la formule percutante de Lionel Jospin, c'est «un plan de relance keynésien pour les riches». La question embarrasse d'ailleurs visiblement la droite. Témoin le rapporteur général (UMP) du budget à l'Assemblée nationale, Gille Carrez, qui, dans Les Echos (daté du 7 janvier), défend les priorités élyséennes mais admet que le plan de relance devra être amendé: «A moyen terme, il n'est cependant pas exclu que nous ayons besoin d'un volet complémentaire, qui aura des bienfaits à la fois économiques et psychologiques sur les ménages les plus modestes.»
Mais quel volet ? C'est là que le bât blesse, aussi bien à droite qu'à gauche. Si l'on écoute encore Gille Carrez, on comprend vite pourquoi. «Une enveloppe supplémentaire de 1 milliard d'euros pour valoriser le barème de la prime pour l'emploi (PPE), du Revenu de solidarité active (RSA) ou des allocations logement pourrait être envisagée», dit-il. En quelque sorte, l'idée chemine à droite de faire des gestes complémentaires pour les ménages les plus exposés. Mais il ne s'agit clairement pas d'une politique économique de relance, en faveur de la demande.
Mais du côté des socialistes, on peine à comprendre ce que serait de leur point de vue un plan de relance alternatif. Au lendemain des annonces de Nicolas Sarkozy, la première secrétaire du PS, Martine Aubry, s'est ainsi bornée à demander l'annulation des baisses d'impôt de juillet 2007, la remise en cause d'une partie des niches fiscales, pour financer des mesures complémentaires comme la revalorisation du minimum vieillesse, un doublement de la PPE ou une baisse de la TVA.
Mais, mis à part la baisse de la TVA – dont les effets sur le pouvoir d'achat restent à démontrer –, ces demandes s'écartent-elles très sensiblement de ce que Gilles Carrez revendique aujourd'hui? Assurément non, et c'est bien évidemment la raison pour laquelle le PS, même s'il vote contre le plan de relance, reste en partie inaudible.
Question plus brutalement posée: aux commandes, un gouvernement de gauche aurait-il concocté un plan de relance très différent de celui de Nicolas Sarkozy ? Ou aurait-il fait le même, en l'agrémentant seulement de quelques mesures sociales complémentaires ? A entendre Martine Aubry, premier secrétaire du Parti socialiste, on peine à exclure la 2nde hypothèse. Et en tout cas, on devine qu'à gauche, beaucoup n'ont pas changé leur regard sur le capitalisme. Et que, à coup de prime ou de minimum vieillesse, ce sont toujours les mêmes leviers de la politique économique et sociale qui sont envisagés pour corriger les soubresauts économiques.
Le nécessaire débat sur le capitalisme
Or, cette timidité socialiste frappe d'autant plus que le capitalisme anglo-saxon – celui auquel la France s'est convertie ces dernières années – présente des caractéristiques très spécifiques. Ignorant le compromis entre le capital et le travail, à la différence de ce qu'était dans le passé le capitalisme rhénan, il avantage sans cesse le premier au détriment du 2nd. Capitalisme d'actionnaires ou capitalisme patrimonial – appelons-le comme on veut –, il a prolongé et fortement accentué la déformation du partage des richesses entre capital et travail (en faveur du 1er et au détriment du 2nd) que la politique dite de désinflation compétitive avait initiée, au lendemain du tournant de la «rigueur» des années 1982-1983.
De ce capitalisme d'actionnaires, on connaît donc le bilan – et, au cœur de la crise actuelle, il serait pour le moins paradoxal de le passer sous silence. Des taux de rendement parfois exorbitants exigés par les actionnaires; des licenciements dits boursiers ; de nouvelles inégalités avec des fortunes colossales accordées en stock-options ou primes diverses aux cadres dirigeants et des «working poors» (des travailleurs pauvres) en bas de l'échelle ; un emploi de plus en plus précaire, qui, en cas de crise, devient la première variable d'ajustement...
En bref, au cours de ces 2 dernières décennies, c'est une économie nouvelle qui a submergé le monde, à commencer par l'Europe. C'est un capitalisme beaucoup plus intransigeant, plus dur. Un capitalisme frappé d'un égoïsme social beaucoup plus fort. Ceci explique d'ailleurs cela: si le pouvoir d'achat est à ce point bridé, s'il l'a été sur une aussi longue période, c'est que les règles du partage entre capital et travail ont été profondément modifiées par ce nouveau capitalisme.
Et sur ce front-là – décisif entre tous –, Nicolas Sarkozy n'a évidemment fait aucune suggestion. Prenant une posture de gauche en certaines circonstances, il a voué aux gémonies les marchés financiers et leurs folles dérives; il a tancé les patrons, et leurs excès; il a prôné une nouvelle régulation... Mais, sans grande surprise, il n'a jamais pointé le fait que le premier des dysfonctionnements de ce capitalisme patrimonial, c'était sa règle du jeu interne: la prime exorbitante donnée au capital contre le travail.
Alors que commence le débat parlementaire autour de ce plan de relance, pourquoi la gauche ne s'engouffre-t-elle donc pas dans cette brèche ? Pourquoi ne l'entend-on pas proclamer haut et fort qu'il n'y aura pas de relance efficace si l'on s'en tient à des règles d'un capitalisme qui avantage la rente, plutôt que le travail ? En bref, ce débat autour de la récession et les moyens de la conjurer pourrait être une formidable occasion pour envisager la question de fond que pose cette crise : la refondation du capitalisme. A prendre le débat par le petit bout de la lorgnette, celui – seulement – du minimum vieillesse ou de la TVA, la gauche s'exposerait au risque de ne pas être au rendez-vous.
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/laurent-mauduit
[2] http://www.mediapart.fr/journal/economie/070109/allemagne-etats-unis-grande-bretagne-en-route-vers-un-deuxieme-plan-de-relan
[3] http://www.mediapart.fr/journal/france/041208/la-face-cachee-du-plan-de-relance-de-sarkozy
[4] http://www.mediapart.fr/journal/france/191208/recession-en-france-les-trois-erreurs-du-president
[5] http://www.lesechos.fr/info/france/4815699---une-enveloppe-de-1-milliard-d-euros-pour-la-ppe--le-rsa-et-les-aides-au-logement-pourrait-etre-envisagee--.htm
[6] http://presse.parti-socialiste.fr/2008/12/04/conference-de-presse-de-martine-aubry-en-reaction-aux-annonces-du-president-de-la-republique-pour-un-plan-de-relance-economique-la-france-n’a-pas-de-plan-de-relance-a-la-hauteur-de-la-cris/