La «fronde» socialiste exprime des désaccords de fond devant une politique qui ne marche pas, mais alerte aussi sur la faible qualité démocratique d’un pays gouverné sans que l’on prenne la peine de mobiliser la société.
Tout au long des dix années d’opposition, la gauche débordait d’imagination à propos des idéaux démocratiques qu’en France, comme en Europe, nous portions fermement comme étendards. VIe République, démocratie participative, primaires ouvertes, équilibre et séparation des pouvoirs, République européenne, nous les avons laissés sur le bord de la route. Osons les réveiller !
L’Europe d’abord. La démocratie européenne ne progresse plus. Comment la zone euro peut-elle agir dans la durée pour retrouver une croissance soutenable et riche en emplois, ou réagir en urgence en cas de crise, si son système de décision brutal échappe à la raison démocratique, au suffrage universel et au contrôle des citoyens européens ?
L’euro est désormais une cause commune de l’Europe, une res publica européenne. L’harmonisation fiscale, un budget pour la zone euro, une meilleure coordination des politiques macroéconomiques pour tourner la page de l’austérité, une souveraineté européenne assise sur des processus réellement démocratiques sont les conditions d’une solidarité efficace sans laquelle la crise grecque se renouvellera ailleurs avec une banale cruauté. Mais sans fondements démocratiques, en l’absence de légitimité directe, les Conseils européens montrent leur délétère défaillance. Les initiatives promises dans la chaleur de l’été 2015 sont encore attendues. Ceux qui croient dans l’Europe et ses progrès possibles demeurent plus nombreux qu’on ne le croit. Partout où la gauche se réinvente en Europe, comme en Grèce ou en Espagne, comme demain en France, je l’espère, l’appel à une démocratie européenne se fait entendre. Faute d’actes politiques à la hauteur de cette période historique, les annonces sans lendemain nous réduisent à ce que Villiers de l’Isle-Adam appelait «la torture par l’espérance». Le néolibéralisme s’en accommode volontiers.
La France ensuite. La colère populaire a succédé à la mélancolie démocratique des dernières décennies. Plus que le populisme, c’est l’aspiration à une démocratie de haute qualité qui nourrit cette déception et cette éruption. En France, la Ve République organisait à l’origine la stabilité. Aujourd’hui, elle permet une redoutable impunité. Pourtant, rien, en 2012, ne nous préparait à une gouvernance oligarchique. Je vois celle-ci chaque jour, meurtrière pour l’esprit public, la cohésion du pays, et pour ce que Pierre Rosanvallon, dans un ouvrage politique marquant de la période, nomme «le bon gouvernement» : «Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement.»
L’épisode récent du premier vote du budget 2016 l’illustre à l’extrême de trois façons. Le parti majoritaire a déserté sa fonction d’inspiration des choix. Le «glissement du côté de la fonction gouvernante» alimente le déclin des partis, dit justement Rosanvallon. Le PS s’est (enfin) prononcé, à plusieurs reprises, pour infléchir la politique économique, fiscale et budgétaire. Méprisées par le gouvernement, ces positions ne sont pas défendues par un appareil replié sur lui-même quand vient le moment des débats parlementaires.
Le gouvernement et le pouvoir technocratique vassalisent les parlementaires de la majorité, leur impriment une discipline via quelques relais zélés qui n’imaginent jamais, sauf quand ils sont dans l’opposition, que le temps du Parlement et celui de l’intelligence collective puissent réellement advenir.
Enfin, bien loin des pédagogies de Pierre Mendès France, rien ne vient éclairer le peuple souverain. Le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) et le pacte de responsabilité, les décisions majeures du quinquennat, sont poursuivis à l’aveugle, sans bilan ni évaluation. Sans délibération collective digne de ce nom, car la démocratie sociale s’est fissurée.
Oui, un carré de députés de la majorité socialiste a refusé de voter ce budget. Ils expriment des désaccords de fond devant une politique qui ne marche pas, mais alertent aussi sur la faible qualité démocratique d’un grand pays, le nôtre, qui est gouverné sans que l’on prenne la peine de mobiliser la société, de l’interroger et de l’écouter sérieusement, de remettre les citoyens dans le circuit des décisions qui les concernent. Il en va ainsi du débat actuel sur le marché du travail, quand les sondages prennent les salariés en otage. Simplifier le code du travail : le oui est massif. Faciliter les licenciements : le non l’emporte largement. Cherchez l’erreur !
Certains moquent nos efforts, décrètent chaque mois la fin de ce qu’ils nomment la fronde, et qui devient un nouveau courant d’idées dans la gauche française. Nous continuerons, chaque fois que ce sera utile, à nous émanciper du conformisme. S’il y a fronde, terme que je ne revendique guère, c’est le sens à lui donner. Lanceurs d’alerte face à un dérèglement de nos institutions, nous dénonçons la verticalité illusoire du pouvoir. Face à la perte de confiance qui se confirme chaque fois qu’un engagement renié s’efface des agendas, et qu’un idéal se noie dans l’océan glacé du cynisme dominant.
Nous prenons date et nous tenons bon grâce à la conviction qu’un nouvel âge démocratique est possible, à condition de lui donner du souffle, de l’innovation, des formes nouvelles, quand les figures imposées des appareils traditionnels nous enferment. Seul cet espoir peut combattre avec succès la féroce poussée réactionnaire qui vient. En décembre, une nouvelle riposte civique s’imposera pour mettre en face du national-populisme toutes les forces disponibles, sans confusion ni tâtonnements. La menace du FN est trop réelle pour la contrer avec d’obscurs calculs. Pour y parvenir en 2017, l’offensive démocratique pour remettre la politique et la société en mouvement et les réponses sociales pour ne pas renoncer à l’égalité seront plus que jamais inséparables.